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Tremplin ou cul-de-sac?

5ème de 7 articles

Le manufacturier Charles H. Baker admet qu’en essayant d’attirer des manufacturiers en Haïti avec les salaires les plus bas en Amérique, le pays s’engage dans « une course vers le bas », mais il ajoute que l’industrie, qui offre des emplois mal rémunérés à des travailleurs peu spécialisés, est un « tremplin » vers un développement industriel plus avancé.

« Ça durera de dix à quinze ans », a-t-il dit à Ayiti Kale Je. « Je compte là-dessus seulement en tant que tremplin... C’est une étape. Nous montons un escalier et nous sommes sur une des marches ». [Pour plus de détails, voir Anti-syndicalisme, pro-« course vers le bas » - Article 2]

Des douzaines de pays – dont Haïti de façon intermittente depuis trente ans – ont déjà emprunté cette route et ont gravi les échelons de cette « course vers le bas ».

Qui ont-ils gagné dans la région?

 

 

 

Une usine d'assemblage en Amérique Centrale. Tiré d'une histoire intitulée
« What is fashion worth? »

 

 

 

Ayiti Kale Je (AKJ) a analysé des rapports sur la République Dominicaine, le Mexique et l’Amérique Centrale pour comprendre comment ces pays, leur économie et leurs travailleurs s’en sont tirés.

Les preuves sur les zones franches (ZF) et les usines d’assemblage aux bas salaires démontrent que :

Dans l’économie : Il y a peu de preuves d’établissent de « liens » avec le reste de l’économie;

Dans les domaines de l’environnement et de la santé : l’industrialisation sur le modèle de la chaine de production peut avoir des effets négatifs directs et indirects sur l’environnement, et l’absence de règlements et de leur application peut avoir comme conséquence d’exposer les travailleurs à des substances dangereuses.

Pour la société : si l’embauche des femmes comporte des avantages (autonomie pécuniaire, etc.), l’industrie de l’assemblage peut aussi avoir des effets négatifs sur les familles et la société.

Dans son étude, la chercheuse canadienne Yasmine Shamsie a noté que :  

« Il y a une abondance de documentation sur [les zones franches pour exportations], dont il ressort quelques points à propos d’Haïti. Premièrement, les pays qui ont connu un certain succès avec le modèle EZP (zones franches pour l'exportation), par exemple l’Île Maurice et le Costa Rica, y ont recouru comme pilier d’un plan plus vaste visant à diversifier leur économie. Ainsi, ce modèle, pris seul, n’entraine que peu de retombées ».

Et qu’en disent les données?

AKJ ne prétend pas avoir parcouru toute la documentation, mais une revue des quelques études portant sur des pays similaires à Haïti peut nous éclairer…

Économie

En 2003, José G. Vargas Hernández, de l’université de Guadalajara,i a analysé les publications sur l’Amérique Centrale, où, dans les années 1990 au moins, « la plupart des maquiladoras [usines d’assemblage] appartiennent à des capitaux asiatiques, principalement des investisseurs coréens. »

Le chercheur concluait que rien ne prouvait que la complexité technologique des industries de « maquiladoras » avait un impact direct sur le développement économique ou sur la création d’emplois biens rémunérés.

Vargas Hernández poursuivait sur la tendance généralisée du non-respect des droits des travailleurs, le fait que les investisseurs étrangers peuvent quitter un pays hôte du jour au lendemain et que le secteur parvient rarement à développer autre chose que des emplois peu spécialisés et mal rémunérés.

Le chercheur écrivait « On ne comprend pas clairement le rôle que joue ce type d’industrie dans la croissance économique et le développement national ».

En 2008, dans une analyse approfondie de la documentation sur le sujet, deux professeurs aux États-Unis concluaient que même l’investissement direct étranger (IDE) et la création d’usines d’assemblage de haute technologie n’ont pas nécessairement de retombées sur l’économie locale. Dans Comparative Studies in Comparative International Development (Études comparées sur le développement international), Eva A. Paus et Kevin P. Gallagherii ont analysé le IDE au Mexique et au Costa Rica. Pour ce dernier, ils ont trouvé à l’IDE des retombées positives via la formation, l’éducation… [mais] peu de retombées via les liens [au reste de l’économie]».

Les attentes étaient très élevées au Mexique, qui comptait déjà une industrie de l’électronique et de l’informatique indigène avant le boom des IDE. Par contre, au lieu de se procurer les pièces au Mexique, les compagnies étrangères achetaient les intrants là où ils étaient le moins cher, généralement en Asie.

« Sous le Consensus de Washington, les gouvernements des deux pays ont fondé leurs espoirs sur le potentiel des marchés libéralisés pour faire croitre et stabiliser leur économie, et sur les IDE pour engendrer des retombées technologiques et opérationnelles », écrivait l’auteur. « Notre article s’ajoute aux preuves croissantes selon lesquelles le Consensus de Washington ne constitue pas une stratégie viable de développement. »

Le long de la frontière entre le Mexique et les États-Unis, là où les « maquiladoras » ont prospéré, surtout après l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), les disparités de revenus sont plus élevées que le long d’autres frontières commerciales dans le monde, selon le Golden Gate University Environmental Law Journal. À Tijuana, le pouvoir d’achat du salaire minimum est le cinquième de ce qu’il était au début des années 1980; « 67 % des maisons ont des planchers de terre battue et 52 % des rues ne sont pas pavées, écrivait la chercheuse Amelia Simpson.

Une manifestation au Honduras. Photo: War on Want

Environnement et santé

Les zones d’usines d’assemblage sont généralement associées à deux types de problèmes environnementaux – les dommages directs causés par les déchets industriels et les effets indirects découlant d’une plus grande consommation d’eau par les industries et les populations qu’elles attirent à la recherche d’un emploi.

Les effets, pervers ou bénéfiques, sur l’environnement semblent dépendre étroitement de la capacité d’un pays hôte à faire respecter ses lois et ses normes. Certaines études affirment que les usines de l’industrie d’assemblage sont plus soucieuses de l’environnement parce qu’elles savent que leurs marchés internationaux peuvent boycotter une industrie polluante.

Un rapport sur le Mexique, rédigé en 2002 pour l’ONU, affirmait que « l’industrie des « maquiladoras » obtient de meilleurs résultats que les autres industries en matière d’impacts environnementaux directs. »

Le cas du ruissèlement d’eau de teinture des jeans dans l’état mexicain de Puebla est maintenant bien connu. En général, pour « délaver » un jean, on le bat ou on le traite chimiquement. « Tehuacán » signifie « vallée des Dieux », mais les journalistes l’appellent la « vallée des jeans. » Une étude de 2008 du journal Ciencia y el Hombre, de Veracruz rapportait un ruissèlement de teinture bleue qui polluait les rivières et les canaux d’irrigation. Mais la pression croissante sur l’alimentation en eau est un problème aussi grave, sinon pire, écrivaient Blanca Estela García et Julio A. Solís Fuentes.

« En raison d’un usage intensif de l’eau, la nappe phréatique diminue de 1 à 1,5 mètre par année, tandis que la population croit de 10 000 à 13 000 personnes par année », observaient-ils.

Dans certaines parties du Mexique, les usines achètent maintenant des « droits d’utilisation de l’eau » des fermiers locaux, afin de couvrir leurs besoins, ce qui affecte l’agriculture et qui fait monter le prix de l’eau. L’étude de 2002 notait que :

Le manque d’eau, en quantité et en qualité, a déjà forcé l’industrie à acheter des droits d’utilisation de l’eau, de façon temporaire ou permanente, des actionnaires locaux de l’eau prévue pour l’agriculture. Ces droits d’utilisation de l’eau se vendent au prix fort. Par exemple, l’usine d’automobiles Nissan à Aguascalientes a acheté les droits d’utilisation de l’eau nécessaire à ses processus de peinture.

L’Accord de libre commerce entre le Mexique, la Canada et les Etats-Unis (ALENA) comporte un « accord parallèle » sur l’environnement qui exige que les compagnies nettoient après leur passage, mais l’article du Golden Gate notait que cet accord n’a pas force de loi et qu’il ne « fournit pas de protection adéquate aux travailleurs ou à l’environnement. »

Une étude des manufactures haïtiennes confirme ce manque de protection des travailleurs contre des dangers environnementaux. Better Work Haiti a découvert que la plupart des manufactures violaient les lois et les normes nationales et internationales. « Les taux moyens de non-conformité sont également élevés en ce qui concerne la protection des travailleurs (93 %); les produits chimiques et substances dangereuses (89 %) et la préparation aux urgences (82 %).

Selon le rapport d’avril 2011, « les manufactures ont entamé des initiatives de remédiation [sic] pour améliorer la situation », mais comme on l’a écrit dans un article précédent [Les salaires dans la « nouvelle » Haïti, Article #1] Better Work n’a pas de pouvoirs coercitifs.

Société

Comme l’expérience en Haïti le démontre, l’arrivée d’usines d’assemblage et des zones franches peut avoir des effets dévastateurs sur le mouvement des populations. Selon Mme Simpson, au Mexique, l’industrie des « maquiladoras » a « provoqué la plus grande migration depuis les années 1960 ».

« La population de Tijuana a plus que septuplé entre 1960 et 2000 », écrit-elle.

La société en a subit d’autres effets. Plus que toute autre industrie dans les pays pauvres, les usines d’assemblage embauchent des femmes. Dans certains pays, les femmes, souvent jeunes, constituent jusqu’à 80 pour cent de la main-d’œuvre. Selon Yasmine Shamsie, qui cite un autre chercheur, on préfère les femmes car « elles coutent moins cher, elles sont moins susceptibles de se syndiquer et elles ont davantage de patience face au travail fastidieux et monotone des opérations d’assemblage ». (En Haïti, le ratio homme-femme est plus équilibré.  Les femmes constituent environ 65 % de la main-d’œuvre.)

L’impact sur les femmes peut être positif comme négatif. Parmi les aspects négatifs, les femmes sont exposées à des produits toxiques, se blessent à cause des mouvements répétitifs et peuvent développer des maladies respiratoires. Par contre, le fait d’avoir un revenu indépendant – même s’il est insuffisant – peut leur donner de l’autonomie.

Pourtant, les femmes ont généralement les enfants à charge. À propos de la ville de Juarez, au Mexique, Richard Vogel écrivait en 2004 pour le Houston Institute of Culture :

« La vie familiale, fondement de toute communauté, s’est détériorée sous l’influence des maquiladoras. Près de la moitié des familles vivant dans des maisons de deux ou trois pièces, dans les quartiers ouvriers de Juarez, ont à leur tête une mère célibataire, qui travaille souvent de longues heures dans les maquiladoras pour gagner un salaire de misère. Le stress qui en résulte mène à des problèmes chroniques de santé, de violence familiale et d’exploitation des enfants par le travail. Ce sont les enfants qui en souffrent le plus. Comme il n’y a pas de garderies, les enfants sont souvent laissés seuls à la maison, toute la journée, et tombent dans les pièges de la culture de la rue, de l’abus de drogues et de violence des gangs. En termes de progrès social, Ciudad Juarez régresse plutôt qu’elle n’avance, sous l’influence de l’industrie des maquiladoras ».

Une aperçu de l'avenir?

Voir Le cas de Caracol – Article #6

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i. “Central America Maquiladoras And Their Impact On Economic Growth And Employment” in Economics and Finance Review 1(1): 1-14, March 2011.

ii. Missing Links: Foreign Investment and Industrial Development in Costa Rica and Mexico," Eva A. Paus and Kevin P. Gallagher,” Studies Comparative International Development (2008) 43:53–80.