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Le « succès » de la Banque mondial sape la démocratie

Partie 2/3

Port-au-Prince, Haïti, 20 décembre 2012 – Un projet de développement communautaire de 61 million $ US de la Banque Mondiale, mis en œuvre dans la moitié d’Haïti sur une période de huit ans, a produit des résultats concrets : réfection de routes, construction d’écoles et distribution de bétail. Cependant, le Projet de développement communautaire participatif (PRODEP) semble aussi avoir miné un État déjà anémique, fragilisé le « tissu social », réalisé ce qu'on pourrait appeler la « réingénierie sociale et politique», tout en soulevant de nombreuses questions de gaspillage et de corruption. De plus, comme il a favorisé la création de nouvelles ONG (organisations non gouvernementales), il contribue à renforcer la réputation de « république d’ONG » en Haïti. [Voir Partie 1 pour plus de détails.]

Ayiti Kale Je s’est concentré sur les projets implantés à Bainet et les environs. Toutes les visites et les entrevues ont été menées dans le Sud-Est en août 2011.

Selon la PADF, PRODEP a financé un total de 60 projets dans la commune de Bainet, soit six dans la petite ville côtière, et six dans chacune des neuf sections communales de Bainet. AKJ en a visité deux dans la ville.

Le premier, un projet d’assainissement de l’eau géré par l’OFB (Organisation des femmes de Bainet), au centre-ville de Bainet, financé avec une subvention de 752 320 gourdes, soit environ 19 000 $, n’a jamais été en service, selon des observateurs et un membre d’OFB qui n’a pas voulu être nommée. 

Le bâtiment du projet de purification de l'eau. Il n'a jamais fonctionné.

« PRODEP/PADF nous a fourni un tas d’équipement qui n’a jamais fonctionné », dit-elle en ouvrant le magasin. À l’intérieur, la pièce est remplie d’équipement poussiéreux. Des sacs de plastique, qui étaient censés être remplis d’eau assainie, sont empilés au sol, vides.

Tout près, le cybercafé « OPA-net » était également fermé à clé. Dirigé par l’OPA, l’Oganizasyon Peyizan an Aksyon (Organisation Paysanne en Action), et financé à près de 20 000 $ selon les documents de la Banque Mondiale, l’OPA-net est maintenant fermé depuis près de trois ans. Le petit local est rempli d’écrans poussiéreux, de chaises, de bureaux et d’un photocopieur sale.

Une vue de la plupart des équipements du cyber-café.

Saint-Gladys Fleuranville, le coordonnateur de l’OPA, dit que le projet a fermé le 12 janvier 2010, le jour du grand séisme, quand l’antenne fournissant la connexion au centre a été déplacée.

« Ça fonctionnait bien jusque-là, affirme-t-il. La PADF a un programme de renforcement qui va nous aider. On les attend, car c’est le seul cybercafé dans toute la communauté. »

Lorsqu’on le questionne à propos de l’eau et du cybercafé, Rincher Fleurent-Fils, coordonnateur du bureau technique de PRODEP/PADF à Jacmel, il convient que certains projets « ont connu quelques problèmes » qui ne sont pas encore réglés, comme la connexion internet du cybercafé. « Et, ajoute-t-il, ils n’arrivaient pas à payer leurs factures. »

Le supérieur de M. Fleurent-FIls, M. Arsel Jerome, qui veille au programme de PRODEP pour la PADF dans cinq départements d’Haïti, affirme qu’il savait que les projets d’assainissement d’eau et le cybercafé étaient fermés.

« Ces projets ont été démarrés de façon plutôt amatrice », admet-il. À tel point que 119 des quelque 700 projets sous la supervision de la PADF requéraient certaines « mesures correctives ou de renforcement », notait-il.

Arsel Jerome, directeur du PRODEP pour le PADF.

AKJ a visité quatre autres projets, dans la 9e section communale de Bainet, Anba Grigri. Anba Grigri se trouve de l’autre côté de la rivière Bainet, le long d’une route rocailleuse et boueuse. Le hameau et les collines avoisinantes abritent environ 10 000 personnes, qui vivent sans électricité ni eau potable ni infrastructures sanitaires modernes. Les paysans cultivent la pomme de terre, la patate douce, le maïs et le sorgo, et élèvent des vaches et cabris. Ceux qui sont près de la côte vivent de la pêche. Pendant des semaines, les villageois d’Anba Grigri ne peuvent se rendre à Bainet lorsque la pluie fait gonfler la rivière. Après le passage de l’ouragan Isaac, en aout 2012, la communauté est restée isolée de l’est pendant trois mois. 

Le projet de pêche est l’un des plus tristement célèbres projets de PRODEP. L’OD9S (Oganizasyon pou Devlòpman 9vyèm Seksyon ou Organisation pour le développement de la 9e section) a reçu 17 500 $ US pour acheter des moteurs, des filets, des lignes, des refroidisseurs, un groupe électrogène et des batteries.

Peu de temps après, l’organisation s’est divisée sur la façon d’utiliser les fonds. Les pêcheurs, qui dominaient, ont acheté de nouveaux moteurs et équipements pour pouvoir aller plus au large et attraper davantage de poisson. Puis, il y a eu des accusations de faux reçus, de coûts de matériel gonflés et de vol. Résultat : les poissons se vendent toujours au prix régulier, selon un membre de l’OD9S, qui a accepté de parler, mais qui a demandé qu'AKJ ne cite pas son nom.

L'un des bateaux construits avec l'argent PRODEP.

Le pêcheur a également admis qu’au moins un des moteurs et une partie de l’argent réservé à l’entretien ont « disparus » et que d’autres équipements sont perdus « par causes naturelles ». 

« On espère que PRODEP et la PADF pourront nous aider à acheter d’autres équipements », ajoute-t-il.

Le magasin communautaire de Bainet se trouve sur la route principale qui traverse Anba Grigri. Il vend les mêmes articles, importés pour la plupart, qu’on retrouve empilés sur les étagères de toutes les boutiques : des conserves, du riz, des fèves, du spaghetti, de l’huile à cuisson, de la pâte de tomate, des biscottes, du rhum, entre autres. Le magasin communautaire vend sa marchandise au même prix que les autres boutiques et n’est guère plus fréquenté. Lors d’une visite, le gérant, Delva Henry, a demandé à un ami de venir « acheter » quelque chose pour la caméra d’AKJ.

Delva Henry et ses amis passent du temps sur ​​la véranda du magasin.

Il admettait : « Il y a beaucoup d’autres magasins dans notre section communale » et a affirmé vouloir « rédiger un projet » pour obtenir d’avantage de fonds afin de mieux approvisionner le magasin, qu’il gère avec sa femme.

Les membres de la communauté rapportent que le magasin n’est pas différent des autres.

« Il s’agit d’une entreprise privée », selon François Brunel, un membre de l’OJDB (Oganizasyon Jen pou Devlòpman Bene ou Organisation des jeunes pour le développement de Bainet).  M. Brunel et d’autres confient que le magasin n’offre ni crédit ni spéciaux aux résidants locaux. « Son succès, c’est qu’il existe et qu’il fonctionne, mais il faut être membre de leur organisation pour avoir un peu de crédit. Je crois que tous les membres de la communauté devraient en bénéficier. »

Plus loin, la KOFAB, (Kòdinasyon Fanm Bene ou Coordination des Femmes de Bainet) a reçu des fonds pour construire un moulin. AKJ note que le moulin fonctionne et semble fréquenté par des membres de la communauté.

Le moulin en action.

« Avant d’avoir le moulin, il fallait broyer le maïs et le sorgo au mortier… ou marcher très longtemps, déclare une vieille femme. Le moulin nous a simplifié la vie. »

Or, ça ne veut pas dire que c’est la KOFAB qui le gère.

« Le projet est un succès parce que, comme vous le voyez, il m’embauche! », nous explique Fabien Jean André Paul, en précisant que c’est lui qui le gère et non la KOFAB. « De temps à autre, je rencontre les femmes et leur remets un rapport. »

Le gestionnaire du moulin, Fabien Jean André Paul.

Un autre projet a produit des résultats : des chèvres. Une organisation paysanne a reçu des fonds pour acheter des chèvres, qui se sont suffisamment reproduites pour que la plupart des membres du Mouvement Paysan Kay Anwò (Mouvement des paysans « maisons sur la colline »), aient leur propre chèvre.

« Avant, très peu de nos membres possédaient des chèvres. Maintenant presque tout le monde a une chèvre parce que notre organisation a reçu le financement, affirme un membre, Alezi Jean Bastien. La vie des gens s’est un peu améliorée parce que les chèvres valent entre 2 000 et 3 000 gourdes (50 $ à 75 $ US) chacune. »

Suivi et évaluation

Le bilan de PRODEP dans les environs de Bainet n’est pas aussi reluisant que les « 70 pour cent de succès » vantés par PRODEP et le PADF. Deux des projets de Bainet sont fermés depuis des années, et deux des six projets d’Anba Grigri, soit 33 pour cent, fonctionnent à peine.

Selon Emile Theodore, membre du conseil communautaire de COPRODEP, « Les projets n’ont pas fonctionné comme ils auraient dû. La majorité d’entre eux ont disparu. Il n’en reste plus la moindre trace. Puis il y a ceux qui sont gérés par le mari et la femme, comme le magasin communautaire. Pour ce qui est du projet de pêche, c’est aussi un groupe restreint qui l’exploite. »

Selon M. Theodore et d’autres, la principale raison c’est qu’une fois les fonds déboursés, il y a peu de suivi et d'évaluation.

« Dans certains cas, ça prend un certains temps pour voir [la supervision], admet M. Jerome. Il nie avoir entendu parler de cas de corruption. « Disons simplement qu’il y a parfois des problèmes d’administration. »

Or, dans les évaluations affichées sur internet, dans la documentation distribuée aux conférences de presse et dans les entrevues, les cadres de PRODEP n’ont jamais mentionné la moindre irrégularité.

Les plus récents documents disponibles sur internet qualifient les performances de PRODEP de « satisfaisantes » sans plus de détails, même si un document de 2010 notait que le processus d’évaluation avait posé un « grand défi ». Or, si « plus de 70 pour cent » des projets se sont avérés « un succès », on peut déduire que 20 à 30 pour cent ne l’étaient pas, ce qui signifie que le financement de quelque 400 projets, soit plus de 6 million $ US, constituent une perte.

Les rapports de PRODEP et de la Banque Mondiale ne disent pas si les participants coupables de corruption ou de gaspillage ont été traduits en justice ou ont eu des comptes à rendre.

Malgré de nombreuses promesses, AKJ n’a jamais reçu de PRODEP une copie de l’évaluation finale, achevée en juin 2012.

Ce qu’AKJ a découvert c’est que le manque apparent de suivi, de vérification ou d’évaluation ne se limite pas à Haïti. Dans leur suivi de douzaines de programmes de « développement mené par la communauté » (Community Driven Development), les économistes de la Banque Mondiale, MM. Mansuri et Rao, notent « un manque généralisé d’attention aux systèmes de vérification ». Ils remarquent que seuls 40 pour cent des projets qu’ils on considérés sont surveillés et évalués d’une quelconque manière.

« La majorité des chargés de projets participant à l’étude mentionnent que les politiques de fonctionnement de la Banque n’incitent aucunement à rendre la surveillance et l’évaluation efficaces », écrivent les auteurs.

À la lumière de ces données, est-ce que PRODEP peut honnêtement qualifier son projet de « succès »?


Voir Le « succès » de la Banque mondial sape la démocratie – Partie 3

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