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Les causes de la faim en Haïti

Port-au-Prince, HAÏTI, 10 octobre 2013 – En mai dernier, les Nations unies ont annoncé que « 6,7 millions d’Haïtiens [sont] en insécurité alimentaire en Haïti ». Des organismes humanitaires, des agences de développement et des médias ont multiplié les articles, les vidéos et les « appels urgents ».

Grâce à quelques mesures, et aussi la clémance du temps, la situation s’est semble-t-il légèrement améliorée depuis lors. Récemment, la Coordination Nationale de Sécurité Alimentaire (CNSA) a informé que les récoltes de riz et de maïs ont augmenté par rapport à l’année dernière. (Cependant, elles restent en-dessous du volume produit durant des années précédentes.) 

Un tableau de l’OCHA (Bureau pour la coordination des affaires humanitaires) de
l‘ONU d’avril 2013 montrant la faim à travers Haïti et alléguant des causes à gauche -
la sécheresse, l’augmentation des prix, la tempête tropicale Isaac, etc. Le tableau
n’évoque même pas la possibilité de causes structurelles.

Néanmoins, à l’aide de terrifiants graphiques et de sévères avertissements, les fonctionnaires continuent à dire qu’en 2013, deux fois plus d’Haïtiens que l’année dernière – environ 1,5 million de personnes – continuent de faire face à l’insécurité alimentaire « sévère » ou «  aigue », et que plusieurs millions de plus sont considérés sujets à l’insécurité alimentaire. Au moins un cinquième, et dans certaines régions un tiers, de tous les enfants haïtiens accusent un « retard de croissance », ce qui veut dire qu’ils ont un poids en-dessous de la normale pour leur âge, et le développement de leurs cerveaux et d’autres organes en seront vraisemblablement affecté.

La faim est aussi devenue partie prenante du match de football politique qui se joue en Haïti.

Prenant la parole le 10 mai, l’ex-président Jean-Bertrand Aristide critique le gouvernement pour son insouciance concernant le problème de la faim et lance un avertissement à peine voilé, citant un proverbe haïtien : « Quand un chien a faim, il ne joue pas. »

Quelques jours plus tard, le président Michel Martelly répond de manière à peine voilée, mettant apparemment en doute les propos d’Aristide et lui attribuant des responsabilités dans cet état de fait pour avoir passé dix ans au pouvoir. (En réalité, Aristide n’est pas resté dix années en poste. Ses deux mandats ont été interrompus par des coups d’État.)

Bien que ce soit statistiquement difficile à vérifier, plusieurs rapports disent que la faim dans le pays est aujourd’hui plus généralisée qu’elle ne l’a jamais été au cours des 50 dernières années.

Doudou Pierre Festil, un cultivateur qui est aussi membre du Mouvement Paysan National du Congrès de Papaye (MPNKP) et coordinateur d’un réseau d’environ 200 associations de planteurs et d’autres organisations connues comme le Réseau National Haïtien pour la Souveraineté et la Sécurité Alimentaire (RENAHSSA), déclare que « le gouvernement est 100% responsable » de la faim en Haïti.

Mais la réalité est plus nuancée, les causes de la faim étant plus structurelles.

Tout le monde était au courant de la crise alimentaire latente en Haïti depuis nombre d’années : agronomes, économistes, planteurs, et fonctionnaires gouvernementaux haïtiens, bailleurs de fonds étrangers et agences humanitaires. Durant des années, des « experts » haïtiens et étrangers ont préparé des projets, rédigé des subventions… et ils ont aussi exécuté des contrats et ont été bien rémunérés pour leurs services.

Au cours des quatre dernières décennies, les donateurs ont dépensé des milliards de dollars sur l’« aide alimentaire », l’« aide au développement », l’« aide humanitaire », et toute une série de programmes agricoles.

Il a été maintes fois démontré que les causes de la faim sont structurelles, certaines remontant au lendemain de l’indépendance en 1804. Elles sont aussi reliées et liées à de plus vastes questions économiques au niveau national et mondial. Il n’est pas possible, en effet, d’en explorer les causes en profondeur dans cette série, mais nous croyons que le résumé ci-dessous présente les plus évidentes :

1)    Pauvreté. La moitié de la population vit avec moins deUS$1 dollar par jour ; quelque trois quarts vivent avec moins de $US 2 par jour. Avec peu ou pas de pouvoir d’achat, les Haïtiens qui ne produisent pas leur propre nourriture ne disposent pas d’un revenu nécessaire pour se procurer les plus simples nécessités. Une chose qui rend les Haïtiens plus pauvres, note une récente mission de l’ONU, est le fait que les « services sociaux de base » comme l’éducation doivent être achetés, pressurant davantage les foyers pauvres.

2)    Le régime foncier haïtien et le la gestion lacunaire des terres. Selon Bernard Ethéart, spécialiste des questions foncières haïtiennes et ex-directeur de l’Institut National de la Réforme Agraire (INARA), le régime foncier haïtien est un « désordre total qui se poursuit depuis 200 ans ». Ethéart prétend que la plupart des terres appartiennent au gouvernement, car depuis l’indépendance, différents dictateurs ont volé, « vendu » illégalement ou distribué des parcelles à leurs familles et alliés. Haïti n’a pas de cadastre foncier. Dans la campagne, la sécurité foncière est assez faible, car plusieurs « propriétaires » n’ont pas de titres de propriété ou ont des titres qui sont désuets. En outre, nombre de terres de culture sont des terres de l’État données en ferme par le gouvernement, ou bien sont « possédées » par de grands propriétaires (grandon) qui à leur tour les louent ou ont des amodiataires (appelés « demwatye ») qui les cultivent. Donc dans plusieurs cas, les fermiers ne s’investissent pas dans la terre. Des études ont montré que les agriculteurs qui travaillent sur des terres affermées, louées, ou « demwatye » sont moins portés à les protéger contre la déforestation et autres pratiques qui appauvrissent le sol et l’environnement. Autre obstacle, c’est le fait que les terres « privées » sont divisées en de minuscules lots puisque la législation haïtienne dit que tous les enfants ont le droit d’hériter d’une portion de la terre de leurs parents.

L’agriculteur Mercidieu Baptiste tire les mauvaises herbes de son champ de riz dans la vallée
de l'Artibonite.
Courtoisie de Ben Depp

3)    Politiques commerciales néolibérales La Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI), et le gouvernement des États-Unis ont imposé des politiques économiques néolibérales aux gouvernements haïtiens depuis les années 1980. En 1995, sous la pression de Washington, le gouvernement d’Aristide réduisait les tarifs sur plusieurs produits alimentaires à zéro ou presque ; Haïti devenant de ce fait le pays avec les plus bas tarifs dans les Caraïbes à ce moment. Un rapport de Christian Aid de 2006 révélait que : « les résultats de la baisse des tarifs douaniers en Haïti ont été désastreux ». La libéralisation commerciale est directement liée à la chute de la production agricole, à la croissance de la pauvreté rurale, à l’exode de la campagne vers les bidonvilles et à la faim qui augmente, d’après Christian Aid et plusieurs autres experts. Ces politiques radicales sont venues couronner 200 ans de ce que l’économiste haïtien Fred Doura dénomme une économie « extravertie », qui est « exploitée et dominée » par des pays étrangers, leurs économies, leurs devises, et leurs besoins : d’abord la France, puis les États-Unis. Dans Haïti – Histoire et analyse d’une extraversion dépendante organisée, Doura dit que la dépendance d’Haïti est culturelle, technologique, financière, et aussi économique, étant donné que dès sa naissance, le pays a exporté le gros de sa production alors que ses besoins étaient importés. Doura déplore : « La mondialisation néolibérale de l’économie a resserré l’étau de la dépendance d’Haïti. »

4)    Accroissement de la population combiné à une production agricole en déclin. Il en a été ainsi à cause de plusieurs raisons reliées entre elles, incluant :

  • Le régime foncier.
  • Décennies d’une absence générale d’investissement gouvernemental et des bailleurs de fonds dans l’agriculture. Par exemple, de 2000 à 2005, le ministère de l’Agriculture a bénéficié d'une allocation de seulement 4% du budget, tandis que l’agriculture et le développement rural comptaient pour seulement 2,5% de l’assistance officielle au développement. En 2009, une mission de l’ONU  déplorait « l’abandon du secteur agricole et de la production nationale au cours des trente dernières années ». La mission notait aussi que l’approche gouvernementale et de différentes organisations était caractérisée par de « multiples stratégies et programmes, qui sont parfois contradictoires, et par des conférences sans fin qui n’apportent aucun résultat concret».
  • Méthodes et techniques surannées, absence d’accès aux engrais et à des semences améliorées, et d’autres obstacles par manque de support de l’État.
  • Absence de systèmes d’irrigation efficaces et entretenus.
  • Pertes de récoltes en raison de l’absence d’un réseau routier pour acheminer sûrement et efficacement les produits agricoles aux marchés et le manque d’installations adéquates pour l’entreposage des produits alimentaires.
  • Lacunes quant à l’application d’une interdiction d’abattage d’arbres et absence d’une politique énergétique visant à décourager l’usage du charbon de bois comme une source d’énergie, les deux contribuant à la déforestation.
  • Vulnérabilité aux phénomènes climatiques tropicaux tels que sécheresse et inondation provoquées par une déforestation massive et autres résultats de l’échec dans la gestion de l’environnement.
  • Déclin de la qualité du sol causé, en partie, par l’érosion découlant de la déforestation.
  • Émigration des jeunes des zones agricoles en raison du manque d’établissements scolaires, d’autres services et de débouchés économiques et la pénurie de cultivateurs qui en résulte à la campagne.

Ce graphe montre l’absence d'augmentation de la production agricole pendant
la majeure partie de la dernière décennie.

5)    Impacts négatifs de différentes pratiques liées à l'aide alimentaire au cours des 55 dernières années. [Voir Aide ou commerce?]

6)    Autres échecs ou résultats négatifs des « mécanismes de l’aide ». Le gouvernement haïtien a fait savoir à la mission de l’ONU que les donateurs étrangers tournent le dos au support budgétaire et qu’il s’agit là de l’un des nombreux obstacles. Selon le Bureau de l’envoyé spécial de l’ONU, en 2007, par exemple, les donateurs bilatéraux ont consacré seulement 3% de leurs dons à l’assistance budgétaire, alors que les donateurs multilatéraux n’en accordaient que 16%. Tout le reste de l’aide étrangère est allé à des agences et des projets. Également, la mission de l’ONU de 2009 a critiqué  le fait par les responsables de l’État de se concentrer sur les « urgences » plutôt que sur les causes structurelles de la faim, le déclin de la production agricole, la dégradation environnementale, et d’autres questions structurelles connexes. La mission a aussi émis ses critiques sur les résultats du « mécanisme pervers de l’aumône comme par exemple des planteurs en attente d’engrais gratuit, la négligence à nettoyer certains canaux dans l’espoir qu’une ONG paiera pour cela […] ».

Ce graphique montre l'aide alimentaire reçue par Haïti de
1988 à 2008.
Source: Programme alimentaire mondial (PAM)

7)   Inefficiences du marché interne, spécialement ce qu’un rapport du gouvernement des États-Unis a qualifié de « pratiques oligopolistiques » de la part des importateurs d’aliments. Le marché du riz, par exemple, est dominé par trois grandes sociétés d’importation, contrôlées par trois membres de l’élite haïtienne. En 2010 une étude a observé que « plutôt que de se faire une guerre de prix, les principaux importateurs haïtiens se concertaient pour fixer les prix ». Avec pour résultat : des prix locaux exagérément élevés et parfois même beaucoup plus que sur le marché international. Un importateur, cité par cette étude, a admis que : « Si c’était aux États-Unis, nous irions en prison. »

 

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