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Wednesday
Jul242013

La lutte contre le choléra : « Dans la merde »? 

Port-au-Prince, Haïti, 24 juillet 2013 – À cause du manque de financement pour un plan visant l’éradication du choléra dans 10 ans, la maladie pourrait rester endémique en Haïti pendant longtemps. 

 

La bactérie se transmet principalement par les aliments, l’eau et les matières fécales contaminées. L’un des aspects essentiels du « Plan d’élimination du choléra en Haïti », avec un budget de 2.2 milliards $US, est le financement pour des systèmes d’assainissement au niveau national.

La majorité des Haïtiens – à peu près 8 millions d’individus – n’ont pas accès à un système sanitaire hygiénique. Ils défèquent en plein air, sur les terrains vides, dans les ravines et aux abords des rivières. La région de la capitale produit plus de 900 tonnes d'excréments humains chaque jour, selon UNOPS (United Nations Office for Project Services).

« Haïti est le seul pays dans le monde entier dont la couverture d'assainissement chute pendant la dernière décennie », d'après Dr. Rishi Rattan, un membre de Physicians for Haiti (Médecins pour Haïti), une association de médecins et d’autres professionnels de santé basés principalement à Boston et qui travaillent de concert avec Zanmi Lasante et autres institutions en Haïti.

Un porc se nourrit au milieu de plastiquse, de déchets organiques et d'excréments humains dans l'un des canaux de Cité Soleil. Photo: AKJ / Marc Schindler Saint Val

« Avant le tremblement de terre et l’épidémie de choléra, la diarrhée était la cause des décès, en particulier, des enfants de moins de cinq ans, et la deuxième cause des décès globalement. Étant donné que le choléra est une bactérie transportée par l'eau, et due au manque d’accès à l’eau potable, il est fort probable que celui-ci devienne endémique s’il n’y a pas un financement intégral des entités telles l’ONU pour le plan d’éradication de l’épidémie », remarque le docteur Rattan dans un courriel à Ayiti Kale Je (AKJ).

A l’arrivée du choléra en octobre 2010, par l’intermédiaire d’un soldat de la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH), l’épidémie s’est répandue rapidement. A date, plus de 600,000 individus sont déjà infectés et au moins 8,190 autres ont trouvé la mort, d’après un rapport du gouvernement daté du 21 juillet 2013. Près de 3000 personnes sont infectées chaque mois.

Dans les provinces, le taux de mortalité est encore à la hausse. Plus de 4 pour cent des personnes infectées meurent à cause d’une déficience des centres de traitement de choléra aujourd’hui. Si en janvier 2011 le pays disposait de 285 centres, en 2013, ils ne sont que 28 parce qu’il y a un manque de financement et la majorité des acteurs qui opéraient dans le secteur se sont retirés.

Pire ? L’un des deux grands centres de traitement d’excrétas post-séisme est aujourd’hui fermé.

La connexion choléra-excréments

Elaboré avec l’Organisation panaméricaine pour la santé (PAHO), les gouvernements américain et haïtien, et l’UNICEF, et publié depuis novembre 2012, le plan contre le cholera s’accentue, entre autres, sur l’excrétât humain. Il vise à s’assurer qu’en 2022, « 90 % de la population a accès et utilise une installation sanitaire fonctionnelle », et à l’échéance, « 100 % des excrétas vidangés soient traités avant déversement dans le milieu naturel ».

Le volet assainissement à lui seul coutera plus de 467 millions $US.

« A travers les chiffres disponibles, on est en dessous de 30 pour cent de ce qu’on appelle assainissement de base à travers tout le pays », indique Edwidge Petit, responsable d’assainissement de l’agence gouvernementale, la Direction nationale de l’eau potable et de l’assainissement (DINEPA). « Alors que les pays voisins d’Haïti ont 92 et 98 pour cent de couverture. » 

Selon les constats de la DINEPA, à peu près la moitié des ménages des campagnes haïtiennes sont dépourvues de latrine ou d’autres installations sanitaires. Pour les milieux urbains le taux se situe autour de 10 à 20 pour cent. Ainsi, les canaux, les rivières, les ravines ou n’importe quel espace vide servent de lieux d’aisances.

Dans un quartier de Cité-Soleil, un bidonville qui fait partie de la zone métropolitaine, certains membres de la population satisfont encore leurs besoins physiologiques à même le sol.

« En ce qui concerne les latrines, nous avons l’habitude de nous rendre  dans celle qui est à côté, tu vois ce que je veux dire ? Autrement dit dans les buissons qui sont là », témoigne sans détour le riverain Wisly Bellevue, indiquant un espace non loin.

« Quand les enfants éprouvent le besoin d’aller à la selle, nous les plaçons sur le petit pot. Nous mettons de l’eau dans le petit pot et une fois fini nous allons tout déverser dans les buissons », admet-il.

Un homme traverse un pont sur l'un des canaux de déchets de Cité Soleil
qui mènent à la Baie de Port-au-Prince.
Photo: AKJ / Marc Schindler Saint Val

Un autre système familier aux habitants de la région de Port-au-Prince et des villes de province consiste en des latrines qu’on doit vider de temps à autres : des toilettes temporaires qui se trouvaient dans plusieurs centaines de camps pour les déplacés du séisme ainsi que les fosses septiques de gros bâtiments et des institutions de la zone métropolitaine.

Pour les grandes institutions avec des systèmes septiques, ce sont des camions travaillant pour l’Etat, l’UNICEF, d’autres agences, ou pour des compagnies privées qui vident leurs fosses septiques. Entre 2010 et 2011, par exemple, les agences humanitaires se chargeaient de cette tâche en s’occupant des toilettes mobiles qui étaient dans les camps pour les déplacés.

Ceux qui ne peuvent pas se payer le luxe des compagnies pourvues de camions ont recours à un service plus économique : ce que l’on appelle en Haïti les « bayakou », les vidangeurs de fosses qui opèrent à la main. 

Ces derniers fonctionnent surtout la nuit. En général, les bayakou de la région métropolitaine ne transportent pas les excréments tirés jusqu’aux nouveaux centres de traitement de la DINEPA. Ainsi, ce sont les cours d’eau, les canaux et les ravines qui en paient les frais. Il arrive souvent qu’ils déversent les déchets humains à même le sol quand le lever du soleil les surprend.  Car, ils ne veulent pas être identifiés par les membres de la population.

Avant l’épidémie de choléra, les bayakou et mêmes les camions se déchargeaient de leur contenu dans les ravines qui drainent les eaux pluvieuses vers la mer. Depuis l’apparition de la maladie, les autorités s’efforcent de convaincre les compagnies ainsi que les bayakou à vider leurs cargaisons dans des endroits convenables aux fins de ne pas mettre en danger la vie des individus.

Vers la fin de l’année 2010, la DINEPA et l’UNICEF ont aménagé un trou géant à la décharge de Truitier, au nord de la capitale pour vidanger toutes les matières qui provenaient des toilettes portatives des camps de déplacés et pour tous les autres acteurs. A l’époque, un représentant de la DINEPA a confié à AKJ que la grosse piscine d’excrétas était « le début d’une forme de gestion des excréments ».

Des avancées, des défis

De octobre 2010 à aujourd’hui la DINEPA et ses partenaires ont fait des avancées considérables dans le domaine de l’assainissement. Avec l’appui du gouvernement espagnol, de l’UNICEF et d’autres acteurs, la DINEPA est arrivée à construire deux centres de traitements pour les « eaux noires » (la matière fécale avec l’urine) de la région métropolitaine.

Des camions en train de  vider de l’ « eau noire » au Centre de traitement
d’excrétas de DINEPA à Morne à Cabri. Cette photo a été prise après
l'ouverture du site, à la fin de 2011.
Source: DINEPA

L'un des trois bassins de traitement de l’ « eau noire » au Centre de traitement d’excrétas
de DINEPA à Morne à Cabri. Cette photo a été prise après l'ouverture du site, à la fin de 2011.

Source: DINEPA

L’agence pense construire 22 autres. Le coût total serait de 159 millions $US. Jusqu’à aujourd’hui, elle a débuté trois: à Morne Saint-Marc, aux Cayes dans le sud et à Limonade dans le nord.

Le centre de traitement d’excrétas de Morne à Cabri, inauguré en septembre 2011 et qui a couté 2.5 millions $US, est impressionnant. La nouvelle installation « possède une capacité de traiter 500 mètres cube d’excrétas par jour, soit l’équivalent de ce que produirait 500 mille personnes », d’après DINEPA.

Cependant, il y a déjà un hic.

Aujourd’hui le centre est fermé. Les excréments n’arrivent pas. Les portes sont verrouillées. Le manque de financement est une des raisons évoquées. Les frais des entreprises de camionnage d’excréments privés ne génèrent pas assez de revenus.

En plus, après le retrait, faute de financement, des agences humanitaires qui assuraient la gestion des camps, les livraisons des contenus des toilettes portatives faisient problème.

« On est passé de 10 à 20 pour cent de détritus dans les récipients à 70 à 80 pour cent », explique Petit. « La station n’était pas conçue pour des détritus. Elle devrait traiter de l’eau et de la matière fécale. Nos bassins étaient devenus collapsés, bloqués avec ces détritus. »

Des latrines dans le camp de Pax Villa, situé à Tabarre dans la région métropolitaine,
le 23 juillet 2013.
Photo: AKJ / Marc Schindler Saint Val

En dépit du manque de financement, la DINEPA compte remettre le centre en marche.

« Nous allons utiliser les matériels que l’Etat peut mettre à notre disposition. Si nous les trouvons, 40 à 50 mille $US devrait nous permettre de faire le nettoyage », confie-t-elle.

Certes, l’autre centre fonctionne, mais pas sans difficulté. L’énigme est le suivant : comment  convaincre tous les acteurs pour les porter à y amener leurs cargaisons ?

Et même quand les vœux de la DINEPA seraient exaucés, le problème de financement se fera toujours sentir. Les compagnies privées peuvent assurément payer, mais rien n’est certain pour les bayakou. C’est peut-être pourquoi les observateurs témoignent qu’ils continueront à déverser les matières fécales dans les cours d’eau, les canaux et les ravines.

Frantz François est responsable d’assainissement et de jardinage pour un centre communautaire de Cité-Soleil.

« Les vidangeurs qui opèrent manuellement, le font mal… au moment même où nous parlons tu peux arpenter les abords du canal, tu verras qu’il est propre. Le lendemain, cela pue. Ils vident la matière tirée dans les fosses n’importe où », remarque-t-il.

Un autre aspect du plan pour la lutte contre le choléra consiste en organisant des campagnes d’éducation au niveau national sur les comportements à adopter afin de changer « les mauvaises pratiques de défécation et d’hygiène ». D’après Petit, beaucoup de familles vivant en milieu rural ne pensent plus à construire des latrines; elles ne font que bâtir leurs maisons. 

« Nous avons une habitude qui s’est acquise ces 30 dernières années où l’individu sait qu’il y a des possibilités qu’un autre [comme une organisation étrangère] lui apporte les toilettes », explique Petit.

Plutôt que de donner aux gens des latrines et des toilettes gratuites, la DINEPA compte créer un fonds de 120 millions $US afin que les familles puissent emprunter de l'argent et ensuite les construire eux-mêmes.

Une alternative

Il n’y a pas que la DINEPA qui opère dans le domaine d’installations sanitaires en Haïti. Sustainable Organic Integrated Livelihoods (SOIL), une organisation basée aux Etats-Unis d’Amérique, traite et transforme les excréments humains en compost. Le produit peut être utilisé comme engrais.

Pour recueillir les matières fécales, SOIL place ses toilettes spéciales pour les personnes et les institutions qui acceptent de payer une somme modique pour assurer la collecte des matières chaque deux semaines par une camionnette spéciale appelée le « Poopmobile » (« Merdemobile », en français). SOIL indique que son système de toilettes « Eco-San » dessert aujourd’hui 24,000 individus à travers tout le pays.

Le centre pour la transformation d’excrément en compost est à Truitier, au nord de la capitale, non loin de l’un des deux centres de traitement des eaux usées de la DINEPA. Une équipe de trois individus s’occupent directement de la vidange des récipients : l’un les décharge dans des monticules de matière qui devient le compost après six mois, et les autres ouvriers les nettoient pour être utilisé au cours de la prochaine collecte.

Baudeler Magloire de SOIL se trouve à côté d'un tas de bagasse de canne à sucre
mélangée aux excréments au centre de compostage SOIL, près de Truitier, Haïti.
Après six mois ou plus, le matériel aura été transformé en compost.

Photo: AKJ / Marc Schindler Saint Val

« Il y a beaucoup de pays qui utilisent ce système. Tels que les pays de l’Afrique de l’ouest. C’est une nouvelle approche, il s’agit de l’assainissement écologique », indique Baudeler Magloire, responsable de projet à SOIL. 

Ce n'est pas une approche totalement nouvelle. L'utilisation de matières fécales pour la fertilisation des cultures remonte à l’antiquité : les peuples de la Chine, de l’empire romaine et autres civilisations. Les Aztèques et les Incas se sont servis également des excréments humains dans leur agriculture.

Magloire affirme que son organisation n’est pas contre le système de lagunage utilisé par la DINEPA pour traiter les déchets humains, mais ses objectifs sont différents.

« Notre mission est de permettre que la matière soit recyclée, transformée afin de l’envoyer dans divers endroits du pays. Là où des individus peuvent l’acheter, la vendre et l’utiliser dans l’agriculture », d’après Magloire.

Le plan anti-cholera « dans la merde » ?

Pendant que le Merdemobile collecte les matières fécales de 24,000 latrines dans un pays d’à peu près 10 millions d’habitants, les trois quarts de la population conservent encore les pratiques et les structures non hygiéniques et dangereux.

Le Plan d’élimination du choléra en Haïti nécessite 2.2 milliards $US, et un plan pour la République Dominicaine requiert 77 millions $US en plus. Pour les années 2013 et 2014, les deux pays sont à la recherche de 521 millions $US, dont 443.7 $US pour Haïti et 33 $US pour son voisin.

La Banque Mondiale, l’UNICEF et PAHO ont récemment promu 29 millions $US, et deux agences de l’ONU un autre 2.5 millions $US. Mais, jusqu’au 31 mai 2013, les promesses des bailleurs ne dépassent pas la barre de 210 millions $US, soit moins de la moitié du montant nécessaire pour les deux premières années.

« L’investissement dans les secteurs de l’eau et de l’assainissement est absolument essentiel pour éliminer la transmission du choléra », signale Jon K. Andrus, directeur adjoint de PAHO, lors d’une rencontre à Washington au cours de laquelle on a annoncé le don.

Sa directrice a exhorté à la participation de tout un chacun.

« Le gouvernement ainsi que ses partenaires doivent trouver de l’argent pour avoir l’assurance qu’on arrive à accomplir les tâches nécessaires. Notre objectif ne consiste pas seulement en l’élimination du choléra, mais nous devons avoir la garantie que chaque homme, femme et enfant aient accès à l’eau propre et à l’assainissement. Ce sont entre autres les éléments basiques de la dignité humaine », selon Carissa F. Etienne, directrice générale de PAHO.

L’ONU devrait donner la majorité des fonds nécessaires, dès que possible, d’après Dr. Rattan de Physicians for Haiti.

« Il a réduit le montant d'argent qu'il a promis au départ, et il n'a pas encore fait le décaissement », écrit le docteur le 17 juillet 2013 dans un courriel à AKJ. « Cela paralyse la capacité du gouvernement haïtien à mettre en œuvre leur plan. »

Une femme reçoit du sérum dans un centre de traitement du choléra au Centre Hospitalier
Eau de Vie à Fonds Parisien, Haïti, le 10 mai 2013.
Photo: AKJ / Marc Schindler Saint Val

A Cité Soleil, Michelène Milfort sait très bien que le plan n’est pas pour aujourd’hui. Milfort vit sous une tente avec neuf autres individus. Son camp contient 38 abris provisoires, des tentes et des maisons de fortunes qui sont pour la plupart abimées. Ces rescapés du séisme n’ont que trois cabines de SOIL pour faire leurs besoins. Avant, ils avaient l’habitude de se rendre à  n’importe parcelle vide.

John Abniel Poliné est son voisin.

« Il y a des gens qui n’ont pas d’endroits fixes pour satisfaire leurs besoins physiologiques. Parfois l’individu est obligé d’utiliser des sachets plastiques pour les jeter par la suite dans un canal »,  admet-il. « Parfois, la culpabilité ne revient pas à l’individu. Tu dois comprendre que si l’individu avait un endroit fixe pour faire ses besoins, il ne serait pas obligé d’agir ainsi. » 

Poliné se questionnait sur les priorités du gouvernement haïtien et des acteurs internationaux, en particulier, la MINUSTHA. 

« L’on ne fait que fournir des milliers de dollars à la MINUSTHA, pendant que le peuple de Cité Soleil vit dans des conditions infrahumaines », dit-il. 

Le budget de la MINUSTHA pour l’exercice 2012-2013 est de 648 millions $US. Ce montant est de 200 millions $US de plus que la somme qu’auront besoin Haïti et la République Dominicaine pour les deux premières années de leurs plans de lutte contre le choléra.

 

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